Chanel intime
Coco Chanel, jardin des Tuileries. 1957. © Willy Rizzo
C’était une solitaire ambitieuse. Sa petite-nièce, son unique héritière, révèle son véritable visage : une tigresse protectrice pour sa famille.
Dans sa maison de campagne de la Beauce, cette délicieuse dame de 85 ans au chignon blanc serré sur la nuque trottine plus souvent en vieux pantalon informe qu’en tailleur Chanel. Pourtant, elle a dans ses armoires des splendeurs couture à faire défaillir n’importe quelle modeuse. Dûment répertoriées par la prestigieuse maison, c’est à peine si l’héritière y jette un œil de temps en temps. Toute sa vie, Gabrielle Palasse a eu avec « Mademoiselle » l’intimité qu’elle aurait eue avec sa mère. « Je la voyais prendre son bain au Ritz, se parfumer, se pomponner, coiffer son chapeau avant d’enfiler son tailleur… On partait en vacances en Suisse, à Londres ou dans le Midi, dans sa maison de Roquebrune. Elle m’emmenait partout. »
Pour rédiger « Chanel intime » (et pour son livre précédent « Coco Chanel, un parfum de mystère », paru il y a une quinzaine d’années), l’auteur Isabelle Fiemeyer a rencontré cette unique descendante directe qui n’a jamais été tentée par la mode – mais qui a épousé un peintre, Labrunie. Coco l’appelait Tiny, « Mignonnette » en anglais, comme si les surnoms affectueux lui étaient interdits en français, la langue de son ambition. Tiny est la fille d’André Palasse, le fils d’une des deux sœurs de Chanel, l’une et l’autre suicidées à quelques années d’intervalle. Des existences misérables, comme celles des trois frères de la créatrice. Par quelle magie la petite Coco a-t-elle échappé à son sinistre destin ? Grâce à une rencontre qui a bousculé la donne, estime sa petite-nièce : « Etienne Balsan, rentier richissime et généreux, l’a introduite dans la bonne société. » Une autre se serait contentée de devenir la maîtresse tendre et choyée de cet homme (marié) qui donne des fêtes et élève des chevaux. Coco, elle, critique ses copines qui minaudent, découpe ses costumes et ses chemises au ciseau pour en faire des tenues de cocktail, et raille les fanfreluches des autres femmes. Elle a 23 ans et, déjà, cette férocité…
Il faut dire que rien dans sa vie ne la pousse à la tendresse. Orpheline pauvre et humiliée au pensionnat par les filles nanties, elle se blinde, en farouche paysanne auvergnate. Plutôt que fonder une famille comme ses frères et sœurs, Chanel vise la réussite. Froidement. A son talent, à son imagination visionnaire s’ajouteront des amants bien choisis. On sait que le riche héritier anglais Boy Capel fut le premier et le seul grand amour de sa vie. Pas longtemps. Il est mort dans un accident de voiture. « Il la respectait et la soutenait dans sa carrière puisqu’il l’a aidée à financer sa première boutique. Mais il n’y croyait pas vraiment, objecte Gabrielle Palasse. Parce qu’à l’époque une femme de sa condition ne devenait pas indépendante. Cela ne se faisait pas. »
Ensuite, Chanel, impératrice de la mode, a eu beaucoup d’hommes. Gabrielle Palasse se souvient du joyeux défilé d’artistes à La Pausa, la villa de Roquebrune : Dali, Gala, ses amoureux le poète Reverdy et le décorateur Iribe… Avec Churchill, Chanel a tissé une complicité de caractères : même autorité naturelle, même indépendance de pensée. « Auntie Coco l’avait rencontré avec Uncle Benny dont il était un ami d’enfance. » Uncle Benny ? C’était le duc de Westminster avec qui Chanel a vécu une liaison de cinq ans, de 1925 à 1930. Mais ils sont restés proches jusqu’à la mort du duc. « Il était mon parrain. Ils s’entendaient si bien qu’ils auraient pu se marier. » Avec Churchill, le trio allait pêcher à Mimizan dans les Landes et chasser en Ecosse. C’était l’avant-guerre, le duc lui envoyait des cassettes pleines de bijoux précieux… ou carrément un train pour qu’elle le rejoigne. Chanel adorait. Pour la petite-nièce, 3 ans en 1929, il avait toujours un cadeau à Noël. « Après la guerre, j’avais une vingtaine d’années, je recevais encore des cadeaux de lui. Le dernier en date ? Un collier et une bague de saphir jaune. » Gabrielle se souvient aussi de ce gâteau d’anniversaire énorme commandé à Monte-Carlo : « Un baba au rhum, ce qui n’était pas vraiment approprié pour une petite fille. » Quand, dans les salons lambrissés londoniens, la gamine se bagarrait avec le petit-fils d’Uncle Benny, Chanel, effarée, exigeait le calme tandis que le noble tonton observait, hilare.
Et puis il y a eu la guerre… Chanel est une des premières à fermer sa puissante maison, mettant quelque 2 000 employés au chômage. « L’heure n’est plus à faire des robes ; ni à habiller des femmes dont les maris vont se faire tuer », estime-t-elle. En 1940, devant Paris occupé, elle est effondrée. « Je ne veux pas travailler pour ces gens-là. » Ces gens-là : l’occupant, les nazis… Elle semble nourrir le mépris le plus souverain pour le peuple allemand en cette période terrible. Un peuple « qui pleure quand il gagne la guerre, alors que les Français qui l’ont perdue rigolent », grince-t-elle. Quand, en 1940, elle apprend que son neveu chéri, le soldat André Palasse, est fait prisonnier par la Wehrmacht, qu’il a contracté une tuberculose, elle met un mouchoir sur son dédain et appelle au secours, les Nazis en premier. Son amant depuis 1936, l’espion Hans Günther von Dincklage, une belle gueule de l’Abwehr, polyglotte – mère anglaise –, erre dans les milieux mondains de l’Europe en guerre, chargé, comme tous les agents secrets, de recruter des traîtres à la patrie. Il va l’aider à rencontrer les hauts fonctionnaires SS.
De voyages à Berlin en dîners secrets, elle finira par faire libérer son neveu. « Si je n’y étais pas parvenue, je n’aurais pas pu continuer à vivre », confiera-t-elle plus tard à sa petite-nièce Gabrielle Palasse-Labrunie. Longtemps, celle-ci s’est interrogée : et si elle était non pas la petite-nièce mais la petite-fille de Coco ? Si son père n’était pas le neveu mais le fils de Coco ? « Je n’ai jamais osé le lui demander directement. Auntie Coco avait horreur qu’on l’interroge sur son passé. Elle a voulu ce mystère. » Isabelle Fiemeyer rapporte cependant que « l’entourage s’étonnait de la ressemblance entre Coco et la jeune Gabrielle ». Grand-tante ou grand-mère, au-delà d’une femme décidée à se façonner sa propre légende, Chanel assume avec la famille d’André Palasse un rôle de… matriarche : avant la guerre, son « neveu » apprend le métier avec elle, comme s’il devait prendre un jour sa succession. Il dirige pendant quinze ans les Tissus Chanel, en France et en Angleterre. « Après la guerre, trop affaibli, il cesse de travailler, raconte Isabelle Fiemeyer. Et c’est sa tante qui subviendra à ses besoins. » Très généreuse : après le château de Corbère dans les Pyrénées, elle lui achète le château du Mesnil-Guillaume en Normandie, puis La Gerbière à Montfort-l’Amaury. » Si ça n’est pas de l’amour maternel… « Petite fille à Corbère, je venais me glisser dans son lit le matin, se souvient Tiny. Je me rends compte que je suis probablement la seule à pouvoir raconter cela ! »
Quand on évoque avec elle les soupçons d’antisémitisme, la vieille dame sursaute, outrée : « C’est tellement ridicule ! » Cette Chanel érudite, aussi proche des humanistes Joseph Kessel, Irving Penn, Max Jacob, Pierre Reverdy que de Paul Morand et des Windsor, notoirement antisémites, éprouvait-elle la haine des Juifs ? « Juifs ou pas, elle s’en foutait », tranche Isée St. John Knowles, président de la société Baudelaire à laquelle elle a fait une donation. « C’était une égocentrique qui n’avait aucune empathie pour le genre humain, qui méprisait les Allemands autant que les résistants et de Gaulle. »
De fait, l’influente et célèbre Coco Chanel s’est embarquée dans un méli-mélo diplomatique dont elle est ressortie plutôt penaude… et totalement mutique. On est en 1942. Déjà, certains nazis sentent leur position incertaine – dont Himmler, chef de la Gestapo. Un an plus tard, d’autres fomentent un assassinat dont Hitler aurait dû être la cible. De par ses relations privilégiées avec l’establishment nazi, Churchill et le duc de Westminster, Chanel se rêve en Mademoiselle bons offices. Elle offre ses services d’intermédiaire à Himmler. L’idée ? Proposer à Churchill de conclure une paix séparée entre les Alliés et ces nazis qui pressentent la débâcle. Convaincue de sa toute-puissance, l’arrogante Chanel a-t-elle mesuré l’incongruité, l’indécence d’un tel objectif ? Evidemment, elle ne joindra jamais Churchill et l’opération échouera piteusement. Elle ne s’exprimera jamais sur ce fiasco qui resurgit périodiquement dans ses biographies. L’auteur américain Hal Vaughan a découvert son nom de code au sein de l’Abwehr : F-7124. Savait-elle que les Allemands la répertoriaient comme un agent ?
«Je ne suis pas à la mode, puisque la mode c'est moi !»Sa vie en ces années-là était des plus ambiguës. Mais elle n’était pas la seule. Privilégiée et peu portée sur le patriotisme, comme l’écrit John Updike, « elle vivait heureuse avec son amant au Ritz », indifférente aux rafles de Juifs à quinze minutes de chez elle. Etrange personnalité. Il faut revoir ses interviews filmées pour mieux la saisir : la voix est sèche, le ton sévère, péremptoire, elle ne tolère ni objection ni contradiction. Rembarre les questionneurs. Orgueilleuse, cassante, pétrie de préjugés, elle séduit pourtant par sa franchise brutale : « La politique ? Je ne suis pas séduite par la médiocrité. » Elle amuse avec des formules qui claquent : « Je ne suis pas à la mode, puisque la mode c’est moi ! » On sait qu’elle aida les artistes sans se soucier de leurs idées : le peintre Limouse et le poète Reverdy, par exemple, avaient des opinions politiques gaullistes et humanistes, pas du tout son genre. Mais, on l’a compris, pour cette farouche anticommuniste, l’héroïsme a la couleur de l’argent. L’engagement la laisse de marbre. Le reste aussi.
Après avoir vu renaître et prospérer sa maison (de 74 ans à 92 ans), cette « workaholic » a fini entourée de fripouilles, « crevant de solitude », comme le résume Isabelle Fiemeyer. Après la mort de ses amis et de ses domestiques fidèles, elle s’est retrouvée avec des voyous qui ont tenté, par exemple, de rédiger de faux testaments à leur profit. « Je sais qu’ils sont malhonnêtes, confiait-elle à sa nièce. Mais, je n’ai plus la force. Je les mets dehors et ils reviennent. » Futée, elle avait légué ses biens à sa fondation COGA (pour Coco et Gabrielle), à Lausanne. Commentaire de Gabrielle : « Auntie Coco a toujours été d’une lucidité féroce. » Chanel n’aurait donc pas été surprise d’apprendre que, la nuit même de sa mort, son coffre, rue Cambon, a été dévalisé. Quasiment tous ses bijoux ont été volés, les colliers de perles, les bijoux Cartier, les pierres précieuses du duc de Westminster… Au Ritz, même son sac à main a été fouillé. Dans son porte-cartes : une image de sainte Thérèse et une carte d’appartenance à la religion catholique. Drôle de paroissienne, en vérité.
En haut: Dans sa maison de la Beauce, Gabrielle Palasse-Labrunie, dite « Tiny », dévoile à Paris Match carnets personnels, perles et bijoux qu’elle conserve de sa grand-tante. (Photo: Vlada)