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Billet de blog 6 mars 2025

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Réponse aux « juifs de gauche »

L'antisémitisme est un fléau trop grave pour abandonner le combat contre lui à des esprits enfermés dans une lecture univoque de la souffrance et de l'histoire, qui contribuent à en accroître les méfaits plutôt que de tenter de les limiter. Réaction à la tribune publiée dans Le Monde sur la supposée indifférence de la gauche face à l'antisémitisme.

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            L'antisémitisme est un fléau trop grave pour abandonner le combat contre lui à des esprits enfermés dans une lecture univoque de la souffrance et de l'histoire, qui contribuent à en accroître les méfaits plutôt que de tenter de les limiter. La tribune publiée dans Le Monde du 1er mars alimente hélas la machine à contre vérités laissée en roue libre depuis octobre 2023, et aggrave la confusion entretenue entre antisémitisme et antisionisme, entre lutte contre le premier et défense de la politique israélienne. La chose est d'autant plus triste qu'il se trouve parmi les signataires des personnalités méritant la plus grande estime et que l'on aurait cru plus avisées. Il convient donc de décrypter leur texte pour mettre fin à des confusions délétères.

            L'antisémitisme a connu ces dernières années en France un renouveau marqué entre autres par de tragiques attentats antijuifs. On ne dira jamais assez combien il est urgent de le combattre sans relâche et d'en dénoncer toutes les formes. C'est pourquoi il est étrange de voir les signataires s'en prendre exclusivement à "la gauche" sans voir dans la montée des droites extrêmes en France et ailleurs un danger autrement plus grave pour les juifs. J'aimerais, à cette occasion, demander aux personnes qui ont signé ce texte, et je les croirai sur parole, si l'une d'entre elle a vu sa boîte aux lettres souillée d'une croix gammée, un mur de son habitation taguée de slogans antisémites, ou s'est faite insulter dans la rue pour le fait d'être juive. Oui l'antisémitisme existe, non il ne frappe pas partout ni tout le monde de la même façon. La reprise d'éléments de langage destinés à installer la peur parmi les juifs participe à attiser les braises au lieu d'éteindre le feu. La mise dans le même sac d'exactions antisémites en France et du sort des otages du 7 octobre à Gaza relève du même objectif, celui d'entretenir chez les juifs français ou vivant en France la crainte de subir un sort funeste.

            Il faut y voir, en fait, le véritable but des auteur.e.s de cette tribune : assimiler toute critique de l'Etat d'Israël à une posture antisémite et la condamner comme telle. Ainsi les juifs seraient contraints d'afficher des positions antisionistes pour garantir leur sécurité, "un peu comme dans l'Europe médiévale, où l'on demandait aux juifs d'abjurer leur foi pour être acceptés". Ce rapprochement est proprement insupportable. Critiquer un nationalisme fondé sur des bases ethno-religieuses, qui a créé un Etat coupé de son environnement et refuse toute perspective de paix dans la justice reviendrait à régresser vers de sombres temps médiévaux ? Faire la différence entre un racisme condamnable comme tel et une position politique serait répréhensible ? Il faut croire que oui si l'on suit les amalgames de cette tribune. Dans la même veine il est reproché à "la gauche" son indulgence vis-à-vis du Hamas. Oui, il est nécessaire de condamner le terrible massacre que ses troupes ont commis le 7 octobre 2023, comme il est tout aussi nécessaire de ne pas faire commencer l'histoire au 7 octobre, et de rappeler que ce mouvement est en quelque sorte le Golem de M. Nétanyahou qui a tout fait pour le renforcer afin de diviser un mouvement national palestinien qu'il exècre.

            Viennent ensuite d'étranges arguments convoqués pour défendre la création d'Israël, ce petit territoire qui au fond n'aurait dû gêner personne, à ceci près - passé sous silence - que cette création s'est effectuée au prix d'un nettoyage ethnique massif de plus de 700 000 Palestiniens dont l'existence n'est d'ailleurs même pas évoquée dans ce texte. L'on y déplore seulement, à l'aide d'une discrète incise, le trop grand nombre de morts à Gaza. Il faut enfin souligner que l'usage du terme "implantations" pour qualifier les colonies où vivent quelque 800 000 Israéliens est une reprise sans aucune distanciation du vocabulaire de la droite coloniale israélienne

            Cette tribune est, en définitive, une charge étonnament virulente - non dénuée d'insultes vis-à-vis de juifs antisionistes - contre une gauche dont on oublie d'abord qu'elle est plurielle et que jamais aucune de ses composantes n'a montré d'indulgence vis-à-vis de la montée de l'antisémitisme en France. Celui-ci, hélas, est en partie alimenté par la politique d'un Etat qui prétend à tort représenter tous les juifs et qui, ce faisant, les met tous en danger du fait de l'effroyable violence de la guerre de conquête qu'il mène à Gaza et en Cisjordanie. Un dernier mot avant de clore et pour répondre à la protestation des signataires : rien ne m'avait préparée, moi, "juive de gauche", au silence de nombre d'intellectuels et de penseurs "bardés de bonne conscience et de vertu" devant l'horreur qui se perpétue à Gaza et se reproduit en Cisjordanie et au Sud du Liban. Mais force m'est aujourd'hui de le constater.

Sophie Bessis, historienne

Dernier ouvrage : La civilisation judéo-chrétienne : anatomie d'une imposture. Editions Les liens qui libèrent, Paris mars 2025.

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